BOURGE  Emile

Le capitaine Emile Bourge, né à Saint-Suliac ( IlIe et Vilaine ) le 25 12 1883, décédé le 23 sept 196,  était l'un des 35 membres fondateurs de l'Amicale des Caps Horniers en mai 1937.

Il était officier du Mérite Maritime, Chevalier de la Légion d' Honneur, Médaille d'Honneur de la Société de Sauvetage "les Hospitaliers Sauveteurs Bretons" ; Médaille Commémorative de la Guerre 1939 1945.

 Emile Bourge raconte lui-même sa carrière mouvementée :

 

 

Né le 25 decembre 1883 à St Suliac , je débute comme mousse sur le 3 mâts  CONCORDE  de St Malo, en mai 1899, qui fait le transport de sel et morue : Lisbonne, St Pierre et Miquelon, Bordeaux . Puis j'embarque sur le 3 mâts barque  BRIANTAIS  comme novice et matelot pour aller au French Shore ( Côte Ouest de Terre Neuve ) où le navire vient tous les ans déposer à terre son équipage pour la pêche au homard.

Nous formons une colonie de 80 hommes de tous métiers au service d'une usine à conserves appartenant à l' Armateur Saint Mleux de St Malo . Usme que nous fermons à la fin de la campagne , pour rentrer à St Malo avec notre pêche en boites ( homard, saumon,truite ).

Embarqué ensuite comme matelot puis second sur le brick goélette NEERLANDE  de la Cie St MIeux de StMalo, transport de vin d' Algérie .

Service militaire du 24 février 1904 au 24 fev 1905.

J' embarque le 1° mai 1905 sur le  CANROBERT  de Nantes , en qualité de lieutenant pour un voyage de Nouvelle Calédonie .

Au retour, je viens au cours d' Hydrographie de St Malo et obtient le brevet d' Officier de la Marine Marchande et celui d' élève de la Marine Marchande . Le premier de ces brevets donnait le droit de naviguer comme second capitaine au long cours .

Embarqué en qualité de second sur le  GENERAL DE NEGRIER  de Nantes, capitaine Louis Lemeilleur, pour un voyage Europe , Seattle, Tacoma, et retour avec chargement de blé, puis second sur le 3 mâts LA ROCHE JACQUELIN de la  Maison Bureau Baillergeau de Nantes pour un chargement de blé pris à Portland (Oregon j . Mon capitaine était Monsieur Nicolas de Penvenan .Au retour , je mets sac à terre pour suivre le cours d' Hydrographie et donner l' examen pour le brevet de Capitaine au Long Cours . Reçu C. L.C. en mars 1911, , je prends en mai 1911, le commandement du 3 mâts BABIN CHEVAYE  de la Maison Bureau et Baillergeau de Nantes .Commandé ce navire pendant 7 ans sur tous les océans , chargeant des blés dans les ports du Pacifique Nord et d' Australie, des nitrates au ChiIi, du minerai de nickel en Nlle Calédonie .

Pendant la grande guerre , jusqu'en 1918, j' avais eu la chance de ramener le  BABIN CHEVAYE , plusieurs fois dans les ports de la Mer du Nord, passant parmi les sous marins Allemands qui infestaient la Manche, et qui coulaient avec facilité les navires dans ce cul de sac ( 22 dans la même semaine en déc 1916 ) .

En janv 1917, je partais de Londres pour le Chili en même temps que plusieurs Grands Voiliers , non armés, que 1' Amirauté Anglaise avait longtemps retenus au port parce qu'elle trouvait qu' à une certaine période , on nous envoyait trop facilement par le fond . )"eus la bonne veine de passer et de me trouver hors de La Manche ,dans l' océan . Mon collègue Creurer, sur l' ERNEST   LEGOUVE  qui me suivait à quelques centaines de mètres fut coulé par l' Allemand et 2 hommes seulement furent sauvés , le lieutenant et un matelot .

Creurer m' avait dit plusieurs fois :" j'ai peur, je crois qu' on y passera ". Moi , je n' avais jamais eu l' idée qu'il y avait un sous marin pour moi. Mais , au retour, le 14 janv 191 8 , un petit sous marin coula mon beau navire à 70 milles dans l' ouest de Belle Ile. Il faisait gros temps, ma baleinière et celle du second réussirent à rallier la terre : le second près de Penmarch et moi à Quiberon . Tout l' équipage sauvé mais en piteux état . Les hommes mouillés de pluie et d' eau de mer pendant 36 heures étaient gelés, plusieurs furent portés en brouettes par les femmes de Portivy, jusqu'aux maisons , où on nous donna des vêtements secs . Le mousse avait perdu la tête et déraisonnait . Deux mois plus tard, mes Armateurs m' envoyaient à Dakar prendre le commandement de l' ANDRE THEODORE  qui était sur rade parmi beaucoup d' autres grands voiliers qui avaient l' ordre de s'y rendre pour éviter les sous marins qui continuaient leurs ravages en Manche et dans le Golfe de Gascogne .

Après l' armistice, je reçus l' ordre de rallier Nantes. Là, je quittais l' ANDRE THEODORE  en avril 1919 pour prendre du repos.  Et puis c' est la fin des grands voiliers qui désarment l' un après l' autre à la fin d' un ultime voyage. Le Canal de Panama a livré le Pacifique aux Vapeurs.

Comme beaucoup de Capitaines Cap Horniers , je dois me résigner à naviguer à la vapeur. C' est une déchéance. Ce n' est plus le métier de marin. Ce n' est plus l' utilisation des vents pour faire progresser le navire. Ce n' est plus la recherche continuelle de la plus favorable disposition des voiles pour une meilleure vitesse avec des hommes d' équipage orgueilleux d' une voilure bien orientée. C'est une hélice qui pousse une carcasse flottante .C' est une machine huileuse et puante qui l' anime pour aller d'un port à un autre en un temps connu d' avance

-Je commande donc des vapeurs de 1920 à juin 1931. Navigation de peu d'intérêt puisque ça marche tout seul , mais j'ai quand même la chance de faire du Long Cours .Une fois je me suis fais prendre en Amérique, avec à mon bord ,des passagers clandestins ,cela m' a valu une année dans une  prison de luxe à Atlanta (Georgie ),orchestre au déjeuner, T.S-F,  jeux de toutes sortes avec pour compagnons de riches boatlegers, des politiciens et des banquiers .

En 1927 je prends le commandement d'un bateau frigorifique qui transporte des oeufs de Changhaî à Hambourg ( 18 millions d' oeufs par voyage ) . Belle navigation que j' aurais voulu continuer longtemps, mais la guerre entre la Chine et le Japon vient interrompre mon trafic .

Mes Armateurs me demandent de prendre alors le commandement du navire usine AUSTRAL . chasse aux éléphants de mer dans les Iles Kerguelen. Je pars le 2 nov 1930 avec 82 hommes d'équipage. Nous tuons 9864 bêtes pour fabriquer 1000 tonnes d'huile .

Mais je dois arrêter ma chasse pour aller au secours des pêcheurs de langoustes de l' île St Paul, qu' une épidémie de béri-béri décime . Treize sont morts quand j' arrive et 18 meurent pendant la traversée de ST Paul à Tamatave malgré les soins du docteur du bord et la provision de viande fraîche que je leur procure en tuant 16 boeufs au lebel sur  l' île Amsterdam . J'arrive au Havre en juillet 1931 et je mets sac à terre ....

De retour à St Malo, je prends pendant 2 ans les fonctions de capitaine d'Armement pour la Sté " Les Pêcheries du Labrador " , ensuite celles de Professeur de Technique à l' Ecole d' Hydrographie de St Malo, jusqu' à la guerre de 1939.

Dans le même temps, je suis patron du Bateau de sauvetage , poste que je conserve jusqu'à la bataille de Saint-Malo ( août 1944 )

Depuis les choses de la Mer sont restées mon occupation et mon plaisir : Expertises Maritimes, Régulation des compas , régates et croisières, Délégué Nautique du Touring-Club de France .

 

signé : E Bourge : Avril 1952.

 

 

 

Souvenirs sur Emile Bourge.

 

par Louis Bergen-Le Play .  

Sociétaire des Ecrivains de la Mer et d' Outre-Mer  ,

et des Missions Australes et Polaires Françaises .

 

 ... Je me souviens avoir quitté Emile Bourges, en 1931, quand le phoquier L 'AUSTRAL accosta dans les bassin du Havre, la carène déteinte, verdie, mal en point comme vient s' abattre  l'albatros. à bout de souffle. Je revois, prés du bossoir, la tête de harpon qu'on m'avait proposée  de garder en souvenir et que j'avais finalement renoncé à emporter tant elle était encombrante et pesante.

Quelque temps après, Roger Vercel, m'ayant invité dans sa résidence d'été de Saint.Enogat , m'avait appris qu'il s'était servi d'Emile Bourge pour composer le portrait du Capitaine Rolland, héros de sa trilogie de "La fosse aux vents", " Ceux de la Galatée" " La peau du Diable. " et "Atalante". Je savais aussi dans quelle profonde estime le tenait l'armateur René. E. Bossiére du Havre, résident de France pour les Îles. Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam, qui avait confié le commandement de ce phoquier, navire-usine, spécialement aménagé pour la chasse à la baleine et aux éléphants de mer. On sait que  L'AUSTRAL partit du Havre le 2 Novembre 1910 avec 82 hommes d'équipage . A peine les réservoirs commençaient-ils à se remplir d'huile de phoques et cétacés ,que le Capitaine , recevait mission de se porter d'urgence au secours des pécheurs de langoustes (presque tous Bretons) basés sur l'Ile Saint-Paul, la plupart gravement atteints du béribéri ou scorbut. Malgré la promptitude de son appareillage., il arrivera trop tard à Port-aux-Français où treize hommes avaient déjà péri. Dix huit succombèrent encore pendant la traversée pourtant rapidement menée jusqu'à Tamatave. Ces événements qui déterminèrent la ruine de l'armateur René E. Bossière, marqueront la fin de la carrière du Commandant Emile Bourge qui se fixe à Saint Malo. Il y devient Capitaine d'Armement à la Société des pêcheries du Labrador et aussi capitaine du canot de sauvetage, prêtant souvent aide aux pêcheurs côtiers

Aux  heures difficiles de  1944, Auguste Briand devenait maire à. Saint-Malo et son "matelot" Bourge, son  adjoint. Les deux Cap-horniers travaillent en  équipe, s'occupant du  ravitaillement, organisant les abris procédant sous le bombardement à l ' évacuation de la population de la ville en flamme. Puis  Bourge resta seul car Briand, arrêté comme  otage avait été mis "au  gnouf", au  Fort National. Ma dernière visite remonte. à Juillet 1957,dans l' immeuble de la rue des Cordiers...J'avais besoin de renseignements complémentaires sur la tragédie de l'Ile Saint–Paul , que le Commandant Bourge me fournit fort aimablement, content de me revoir. Bien qu'il ait un peu vieilli et paraissait fatigué, il avait gardé ses yeux clairs et sa taille de jeune homme. C'était bien toujours le. même qui ne transigeait pas comme autrefois. Quand on voulut lui remettre la Légion d' Honneur, il déclara froidement au délégué du Président de la République: "Vous en connaissez, vous, qui la méritent? Pas moi " Puis  la cérémonie terminée, il remisa la décoration dans sa poche, d'où il lui arrivait à. la ressortir au café, mêlée  avec son argent, au moment de régler une tournée..

Celui que ses matelots avaient surnommé " Melon  " parce qu'il se coiffait parfois. sur la passerelle, de ce chapeau démodé, connaissait l'histoire la plus  féerique du  répertoire "Cap-Horn." Un marin de Redon, du nom de Dillinger, naufragé à la fin de I9I8, eut la bonne fortune d'aborder, sur l'Île Fernandez, le rocher de Robinson Crusoë, un vrai paradis, les langoustes abondaient, les filles étaient plus belles que la nuit et le Roi de l'Ile en possédait trois. Un seul ennui, il  lui fallait  se marier (Il y était déjà ), le roi l’exigeait. Apres une tentative de fuite en direction de Valparaiso le Don Juan du Cap-Horn finit par se résigner à devenir gendre du Roi et son Dauphin.

Le torcheur de voiles de l' Ancienne Marine , le bourlingueur qui passa 17 fois le Cap Horn et affronta les 40èmes rugissants ( roaring forties ) de l' Océan Indien , vibrait  toujours d' enthousiasme à chaque contact avec la  mer .

Dès le début de l' Ecole de Voile, il assista, d' abord curieux, puis étonné aux évolutions acrobatiques des apprentis navigateurs vauriens , dériveurs ou mini yachts en matière plastique , paraissant si légers et si fragiles , et qu'il s'intéressa tout naturellement à la création de la Société Nautique de la Baie de Saint Malo (SNBSM )   qui a fondé , depuis , en son honneur le "Challenge Commandant Bourge"qui se dispute annuellement .

 

 

Récit véridique d'un sauvetage

par Etienne Blandin

 

L'auteur de ce texte tient à préciser qu'il ne tient pas cette belle histoire d'Emile Bourge lui-même. mais d'un  ami commun qui était assureur. C'est lui qui assurait le canot de Bourge et qui continua à le faire, Bourge payant toujours la prime, bien après le naufrage conté ici.

  

Si vous avez déjà vécu de très nombreuses années et que vous avez beaucoup voyagé, vous avez, bien entendu, rencontré beaucoup de monde, beaucoup de gens tous différents de caractère, de tempérament et de cœur aussi bien que de physique. Mais parmi cette foule considérable combien y aura-t-il de personnes avec lesquelles vous avez vraiment pu sympathisé? Très peu sans doute. J’ai, pour ma part, pu faire cette expérience, mais parmi les gens sympathiques que j’ai rencontrés, il y en a eu quelques-uns qui m’ont rendu fier d’être leur ami, car ils étaient vraiment des êtres exceptionnels. Parmi eux, il en est un dont j’ai déjà eu l’occasion de citer le nom, c’est le commandant Emile Bourge, et ce sera lui le héros de l’histoire que je vais vous conter. Je fis sa connaissance à Saint-Malo en 1934. Il était avec un ami commun qui nous présenta l'un à l’autre sur le trottoir où nous nous rencontrions. Le commandant Bourge venait de prendre sa retraite et je venais d’être nommé, tout récemment, peintre officiel de la Marine,

 C’était un homme de taille moyenne, donc âgé de cinquante-cinq ans, âge de la retraite dans la Marine marchande, mais d’allure jeune, il était très droit, large d’épaules, d’aspect solide. Son visage était remarquable, bien sculpté, sévère et je dirais même dur. Le regard sous les paupières lourdes et les sourcils froncés était scrutateur, perçant. Le nez fort, un peu. aquilin avec les narines très ouvertes. La bouche était grande avec les commissures très marquées. Tout ce visage rayonnait de puissance, d’autorité, de fierté et de droiture. Il me tendit la main et j’assistai, étonné et conquis, à une sorte de miracle. Avez-vous remarqué, sur un sol dans l’ombre, un sol gris et sombre, le changement dû au passage soudain d’un rayon de soleil? Tout est brusquement transformé. C’est cela que je vis. Sur le dur visage de ce marin, un sourire passa et son extrême dureté se chan­gea soudainement en bonté, en grande bonté. Ce fut fugitif car, je l'appris très vite, Bourge avait la pudeur de ses sentiments.

 Je vous le disais, celui qui allait devenir un très grand ami pour moi venait de prendre sa retraite après de nombreuses années de navigation. Il avait été mousse, pilotin, matelot, puis officier et enfin commandant. Il avait été, selon la vieille formule "seul maître après Dieu" sur divers grands voiliers. Il avait subi tempêtes, typhons, cyclones et même un torpillage. Il avait parcouru toutes les mers du globe et passé bien des fois le terrible Cas Horn. Peu d' hommes ont connu autant d'aventures. Aussi lui fût-il impossible de rester inactif pendant cette retraite qui l'obligeait d'abandonner les grands voyages . Non seulement il devint professeur à l'école hydrographique, mais il sollicita et obtint le commandement du bateau de sauvetage du port de Saint-Malo.

 Un canot de sauvetage n'est pas un bateau de plaisance. C'est celui qui prend la mer lorsque tous les autres restent au port. L'équipage n'est composé que de volontaires. Bien sûr, ils ne sort pas tous les jours, mais tous les jours il est disponible (surtout pendant les mauvais temps, il reste en alerte ) prêt à travailler au moindre appel et à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Son rôle est dangereux, il doit pouvoir naviguer par les tempêtes les plus violentes et dans les parages les plus difficiles, car les naufrages ont le plus souvent lieu sur les récifs.

C'est une chose que le profane ignore souvent, Lorsqu'un navire se trouve pris par la tempête au vent d'une côte, il a tout avantage à gagner le large et non à se rapprocher de la terre, c'est la terre qui est le danger. Aussi conduire un canot de sauvetage exige non seulement une connaissance approfondie du métier de marin, mais un sang-froid à toute épreuve pour réussir quand même le presque impossible. Bourge avait une telle conscience de tout cela, ainsi que de ses responsabilités, qui ne se couchait jamais pendant les nuits de tempêtes. Il restait chez lui, tout habillé, en pantalon de ciré et bottes de mer, à lire auprès de son téléphone, prêt à courir à la cale où le canot de sauvetage était amarré à 150 mètres de son domicile.

Une nuit d'hiver, le téléphone sonna. Le sémaphore de  la pointe du Décollé signalait un petit pêcheur en grand danger près des récifs. Bourge saisit sa capote de ciré, son suroît, courut à la cale et sauta dans le canot où les matelots attendaient les événements, moteur au ralenti. " Largue devant ! Largue dernière ! En avant lente! " .Le grand canot décolle doucement du quai. Même dans un avant-port la mer est forte et les vagues peuvent rejeter brutalement le canot sur le mur du quai, causer  l'avarie qui peut compromettre la sortie, briser le gouvernail, et même l'hélice. Il faut garder toutes les chances, être prudent quant il faut et téméraire quand on le peut.

Voilà le canot dégagé, il prend de la vitesse et s'éloigne, on le devine dans le nuage d'écume qu'il soulève et qui s'illumine aux éclats réguliers du phare du môle des Noires . Et puis après avoir doublé le môle, il disparaît dans la nuit, dans les vagues énormes qui déferlent et dans le vent qui hurle. Bourges a gardé la barre. C'est lui le chef, le responsable. Les matelots sont là pour seconder. II y a du danger, et s’il ne réussit  pas sa mission, ce sera de sa faute à lui seul, mais s’il la réussit ce sera grâce à tout l’équipage; et calmement il cherche route dans les éléments déchaînés La bouée sud du plateau de Rance, la balise du Moulinet, la tourelle des Pourceaux, la balise de la Pierre d’Amourette, le Haumet tous ces repères si visibles plein jour et qui jalonnent la Passe du Décollé jusqu’à cette pointe où des hommes sont en danger, où des hommes sont peut-être déjà noyés ou déchiquetés sur les rochers. Arriver à temps!

 Par cette nuit de tempête, dans les rafales d’embruns de pluie et de grêle qui masquent la vue, le coin et terriblement dangereux; des rochers de tons les côtés, sauf au nord-ouest, vers le large, mais, de côté-là, les sauveteurs n’ont rien à faire. Le vent porte en côte et c’est sur la côte qu faut chercher, dans les brisants, mais sans s’y briser soi-même. Chercher les naufragés devant, mais aussi veiller derrière afin de manoeuvrer à temps pour éviter la grosse lame sournoise qui arrive dans la nuit qui peut jeter le grand canot sur les récifs. Bourge manoeuvre. Il a fait allumer le petit projecteur qui fouille tous les coins de roche, et ce n’est pas facile dans ce rideau d’écume et de pluie pulvérisées. Tous les hommes sont aux aguets et le bateau, roulant bord sur bord, longe la côte du plus près possible, va, revient, cherche...

 

" Là, là,  patron!...." le cri a jailli les matelots tendent les bras vers un endroit noyé comme tous les autres, mais où l’on devine à peine une épave où deux hommes s'accrochent. Comment raconter les prodiges d’habileté pour approcher en culant afin de garder l’avant debout à la mer? Mouiller une ancre et filer doucement la chaîne pour venir assez près pour lancer un câble aux naufragés et les prodiges de courage pour aller dans l’eau, au bout d’un second cordage aider ces demi-morts à s’encorder et à ga­gner le bateau de sauvetage, au risque d’être soi-même pris par une lame et écrasé sur le rocher?Le sang froid et la virtuosité de Bourge. le courage et l’abnégation de ses hommes ont permis le miracle et les deux hommes furent sauvés.Deux hommes un petit pêcheur et son mousse, un enfant de quatorze-quinze ans, un père et son fils. 

L’ancre virée, Bourge a aussitôt pris le chemin du retour pendant que quelques matelots s’occupent des naufragés, les frictionnent les réchauffent, les sèchent, les raniment avec un coup de rhum. A l’avant, deux hommes veillent la route, mais tous, à bord du grand canot, trouvent que le ronronnement du moteur, bien que rendu irrégulier lorsque l’hélice sort de l’eau dans les forts mouvements de tangage, a un petit quelque chose de rassurant... de joyeux. 

Lorsque le bateau de sauvetage fut amarré de nouveau à la cale. le commandant Bourge n’abandonna pas ses deux naufragés; la nuit d’hiver est loin d’être finie, il 1es emmène chez lui où Madame Bourge, en femme prévoyante, avait préparé du café pour le retour de son mari. Et ce fut devant les bols fumants que mon ami interrogea les malheureux pêcheurs. Le père remerciant, bien entendu, son sauveteur, mais aussi : " Cap'taine, mon canot, mon gagne-pain, brisé, en miettes, qu’est ce que je vais devenir? Ma femme et mes enfants, j’en ai six, et j’étais trop pauvre pour payer une assurance de mon canot. Cap’taine, quel malheur! Qu’est-ce que nous allons devenir? La grande misère !..."

    -Bois ton café pendant qu’il est chaud. Tu as sauvé ta peau et ton gars aussi. C’est déjà ça, pas vrai? Demain, il fera jour, Au fait, d’où es-tu ?

    -De l’autre côté de la Rance, sur la Richardais.

    -Bon, demain matin vous retournerez chez vous.

    - Mon canot... Cap’taine!

    - Fous-moi la paix avec ton canot. Ma femme vous a préparé un bon lit. Vous allez dormir, vous en avez besoin. Regarde ton p'tit gars, il dort déjà.

A peine dans le grand lit confortable, les deux naufragés, brisés de fatigue et d’émotion, furent la proie d’un profond sommeil et, après un regard rassuré, Bourge remit son ciré et sortit de nouveau dans la nuit. Il ne rentra qu’au petit jour. Il était allé au fond du bassin de Saint~Malo, où il avait mis son propre canot à l’abri pendant l’hivernage, et l’ayant sommairement gréé, il l’avait sorti du port et amarré à la cale où viennent accoster les vedettes qui font le service de Saint-Malo-Dinard, vedettes que devaient emprunter les naufragés pour retourner chez eux à la Richardais. Ceux-ci se réveillèrent tard dans la matinée, Bourge leur avait préparé un copieux petit déjeuner et les accompagna à la vedette.

En chemin, le malheureux pêcheur se lamentait toujours : l’avenir, sa femme, les enfants, son gagne-pain disparu..., mais mon ami ne répondait guère. En arrivant à la cale, Bourge s’arrêta brusquement pour considérer, sans rien dire, un beau canot qui y était amarré, puis se tournant vers le pêcheur qui s’était lui aussi arrêté avec son fils

        -Tiens, mon vieux, viens voir, c’est ça qu’il te faudrait.

        -Oh cap'taine, vous savez bien, je n’ai pas le premier sou pour me payer un bateau comme ça.

Bourge sauta à bord du canot et passa une sorte d’inspection

        -Oui, c’est ça, je pense que ça ferait votre affaire, dit-il aux deux hommes restés sur la cale. Il y a tout ce qu’il faut à bord, la voile est dans la tille  avant, il y a même des lignes. Tout ce qu’il faut. Allez, embarquez, venez voir.

        - Mais, cap’taine... la vedette…

        - Embarquez, je vous dis.  

Un ton sec de commandement, sans réplique, sec et accompagné du regard sévère des yeux durs, le ton qui force l’obéissance. Le pêcheur et son fils sautèrent à leur tour dans l’embarcation, tandis que mon ami rebondissait sur la cale et larguait l’amarre.

- Allez ! Le canot est à vous. Il était à moi, je n’en ai plus besoin, je vous en fais cadeau. Allez, grouillez-vous un peu si vous ne voulez pas rater la marée. Foutez le camp et bonne chance mes gars !

Et Bourge, tournant le dos, remonta la cale sans plus faire attention aux cris du pêcheur et de son fils.

- Cap’taine! Cap’taine! attendez 1 C’est pas possible; mais Cap’taine attendez t Merci I Merci t Cap’taine!

Ajouterai-je que le pêcheur, en fouillant dans ses poches, trouva un gros billet que son sauveteur y avait glissé pour parer au plus pressé ?"