La vie à bord des longs courriers
extrait des souvenirs du capitaine Pierre Stephan


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          Pour bien comprendre ce qu'était la vie à bord il faut parler de la dunette. Située à l'arrière elle comprenait les logements de l'état major et comportait aussi la cambuse haute et la cambuse basse. La cambuse haute était au fronton de la dunette. Ensuite il y avait derrière le mât d'artimon, une chambre de veille, c'est à dire un roof, sorte de petite cabane en tôle avec des hublots, une grande descente, la chambre des cartes puis un grand vestibule. Tout le côté tribord était réservé au capitaine.

Il y avait là son bureau, sa chambre, sa salle de bains et puis une petite chambre pour le maître d'hôtel. De l'autre côté c'était le second qui avait la première cabine, puis le 1 er lieutenant, le 2ème lieutenant et le 3ème lieutenant. Il y avait une chambre pour passagers également.

 Les 1 et 2ème lieutenants faisaient le quart. Le 3ème lieutenant était généralement chargé des vivres. Il ne commandait pas généralement le quart sauf quelquefois dans les beaux temps des alizés s'il s'en montrait capable.

 Au centre il y avait ce qu'on appelle le salon, éclairé par une très grande claire-voie qui était presque une serre tellement c'était grand et tout vitré. Comme il était au-dessus de l'eau, les paquets de mer n'arrivaient jamais jusque là. Le salon de la « Marguerite Mirabaud » avait 9 mètres de long à peu près, sur 5 de large. Cela représente tout de même une très grande pièce. Il y avait une très très grande table en acajou avec des fauteuils tournants.

 Le salon de tous les navires long-courriers a toujours été la pièce luxueuse du bord. Il était revêtu de panneaux assez étroits dont le centre était presque toujours en bois jaune clair, citronnier ou autre bois dont le nom m'échappe, bois coloniaux très jolis. L'entourage était presque toujours en teck verni ou en acajou. Il y avait des colonnes coiffées de feuilles d'acanthe et puis, tout le long, une main courante en acajou et tout cela avec du cuivre un peu partout, astiqué par le maître d'hôtel. C'était vraiment joli. Il y avait des bateaux qui avaient des salons vraiment superbes. Sur le « Félix Faure », il était bien sans être luxueux; j'en ai vu de plus beaux. Un navire de la Maison Bordes de Dunkerque avait un salon, cela ne vous dira peut-être rien, mais qui avait coûté, paraît-il, 75.000 francs C'était le bateau-amiral de la flotte de Messieurs Bordes.

Le capitaine invitait les officiers à sa table le dimanche. Autrement, en semaine, ils avaient un autre carré, entre la cabine du second capitaine et la cabine du 1er lieutenant. Ce n'était pas pour les tenir à part, mais c'est parce qu'ils étaient toujours occupés. Ils avaient beaucoup à faire et ils n'avaient pas toujours le temps de faire assez de toilette pour être convenables à la table du capitaine.

Les chambres étaient très bien aménagées. Il y avait des couchettes tout en acajou, deux tiroirs au-dessous pour mettre les vêtements sur leur longueur, une grande armoire en acajou également, un lavabo et puis un grand canapé. Les cabines étaient recouvertes d'un lino très épais, comme il y en a sur tous les planchers des navires. Le roof des maîtres, c'est à dire du petit état major, était situé entre la dunette et le grand mât. Le petit état major comprenait le maître d'équipage, deux seconds maîtres d'équipage, un maître charpentier et un mécanicien pour la chaudière.

Ces navires n'avaient pas d'hélice mais nous avions des treuils à vapeur pour les déchargements dans les ports. Pendant toute la traversée, le mécanicien n'avait pas grand chose à faire, mais dans les ports, surtout en Nouvelle Calédonie, l'entretien des treuils et de la chaudière luis faisait payer largement le repos qu'il avait pu prendre pendant la traversée.  

Plus loin, derrière le mât de misaine, il y avait un très grand roof qui était divisé en trois parties: sur l'avant, la cuisine et derrière le poste d'équipage divisé en deux parties, tribord et bâbord. Il y avait une quinzaine de couchettes dans chaque poste et une salle à manger. Enfin, à l'arrière de ce roof, on trouvait la chaudière avec ses caisses à eau. Il y avait trois treuils de déchargement au pied de chaque mât et, sur le gaillard, il y avait un guindeau à vapeur pour hisser les ancres parce qu'on aurait jamais eu la force de les hisser à la main, comme on faisait dans le temps, au moyen d'un cabestan.


       Chacun des deux seconds maîtres faisait le quart avec son officier. Les deux lieutenants, officiers de quart, avaient une bordée. Par exemple le premier lieutenant avec la bordée de tribord, les tribordais, et le deuxième lieutenant la bordée de bâbord. Le second maître aidait à filer les bras ou bien à larguer une drisse. Les bras ce sont ces cordages qui tiennent les vergues; ils sont gros comme le poignet et pas toujours faciles à manier quand ils sont gelés ou mouillés: il faut alors qu'on vienne vous aider. C'est très dur. Il secondait l'officier de quart, ce dernier n'était pas un homme qui se contentait, comme dans la marine de guerre, de donner des ordres. Il est de tradition que l'officier de quart largue la drisse, ou file les bras pour ce qu'on appelle «orienter les vergues », les ouvrir pour le vent, tout de travers, ou les refermer pour revenir au vent arrière. Les bras qui sont tournés sur les cabillots en bois de teck, étaient filés et les hommes embraquaient le mou de l'autre côté.

 Les hommes étaient divisés en tribordais et bâbordais. Comme disaient les matelots «Tribord c'est tribord et bâbord c'est bâbord ». Cela n'empêchait pas d'être bons camarades mais il y avait des jalousies par exemple, au point de vue peinture. « Tribord voulait avoir plus de peinture que bâbord » ou inversement. Nous étions obligés d'y mettre souvent le holà.

 La discipline était très stricte à bord et la vie n'était pas toujours rose. Les quarts étaient de quatre heures et lorsque les hommes se trouvaient sur le pont par mauvais temps, ils se promenaient entre la dunette et le gaillard parce qu'ils ne pouvaient pas dormir dans l'humidité des paquets de mer. Les matelots faisaient chacun une heure de barre et lorsqu'ils avaient quitté la barre sur la dunette, ils allaient sur le gaillard avant faire une heure de bossoir. Les bossoirs, ce sont ces pièces qui supportent les ancres à jeter à la mer au moment du mouillage. A bord, on appelait l'ensemble du gaillard-avant «le bossoir ». Etre de veille de bossoir, cela signifiait veiller les navires ou tout ce que l'on voudra, la terre ou un iceberg, enfin tout ce qui peut arriver dans les mers du sud.  

Lorsque le matelot avait fini son heure de barre, il sonnait la cloche placée sur la tortue de la barre. Alors, l'homme de bossoir sur le gaillard-avant entendait cette cloche et il sonnait lui aussi le même coup. A ce moment, l'homme de quart qui savait devoir succéder à la barre pour la deuxième heure, montait sur la dunette en passant sous le vent et venait prendre la barre ainsi que les consignes. L'homme qui avait fini son heure de barre se dirigeait alors vers l'officier qui se promenait sur la dunette, toujours dans le sens de la longueur du navire. En effet, on ne se promenait jamais de droite à gauche sur un voilier à cause de la gîte qui provient de la force du vent sur les voiles. L'officier de quart se promenait uniquement du côté du vent et l'homme qui venait de quitter la barre lui disait : " Monsieur, j'ai donné le cap à tel degré " Il revenait ensuite vers l'arrière, faisant le tour de la claire-voie entre la barre et le compas et s'en allait du côté sous le vent, en descendant par l'échelle de dunette sous le vent, pour s'en aller relever l'homme de bossoir, qui lui disait traditionnellement : " Il n'y a rien de nouveau. " L 'homme de bossoir relevé se dirigeait alors vers l'arrière et lorsqu'il était arrivé au pied de la dunette, il attendait que l'officier de quart dans sa promenade arrive sur l'avant de la dunette pour lui dire : " Monsieur, il n'y a rien de nouveau aux bossoirs, les feux sont clairs "

Un quart d'heure avant la fin du quart, la petite cloche de la dunette sonnait à toute volée et la grande cloche du gaillard lui répondait. C'est à ce moment qu'un des hommes de quart se dirigeait vers le poste d'équipage ouvrait la porte et criait de la voix la plus puissante possible : " Debout au quart ! " et s'il faisait mauvais temps il ajoutai : " Bottes et  casaques ". Ce qui voulait dire qu'il fallait mettre les bottes et le ciré.

 La bordée qui devait prendre la relève montait sur le pont et les deux bordées étaient rassemblées devant la dunette. L'officier de quart faisait l'appel de sa bordée et l'officier qui prenait la relève faisait également l'appel de la sienne. Si personne ne manquait à l'appel, l'un des officiers disait : " En bas qui n'est de quart ". Alors le quart descendant s'en allait dormir. Les deux chefs de quart se relevaient mais l'officier descendant restait encore au moins un quart d'heure avec celui qui venait de monter pour bien le mettre dans l'ambiance. Quelquefois par temps à grain, on voyait monter un grain à l'horizon et l'officier disait à son collègue: "Attendons le grain qui vient. " Lorsque le grain arrivait et s'il était bien supporté, le nouveau chef de quart concluait alors: " Bon, ça va bien, va te coucher ".

Texte aimablement communiqué par Monsieur PARINGAUX